La Voie du Guerrier
Entretien avec Pascal Krieger et Malcolm T. Shewan
par Daniel Bessaignet
publié dans la revue « ITINERANCES »
dossier n° 2 de novembre 1986
Le thème des nouveaux guerriers ou les films de karaté grand spectacle offrent
une fausse image de l’homme invincible, doté de pouvoirs ou d’une pseudo
sagesse.
En dehors de ces clichés qui attirent la foule, nous concluons ce dossier avec
deux authentiques enseignants « d’arts martiaux ». Leur véritable recherche se
situe, en fait, bien au-delà d’une gestuelle ou d’une simple maîtrise corporelle.
Leur art est une voie qui fréquente l’émotion au plus haut niveau : depuis le
simple regard jusqu’au rapport de justesse, un sabre dans la main. Cet art des
anciens samuraï s’adresse à l’être d’aujourd’hui qui a besoin de se sentir
autant relié à sa fragilité d’homme qu’à la puissance qui l’habite.
Pascal et Tiki nous permettent dans cet entretien l’approche du véritable
paradoxe : combattre, c’est parvenir à l’état où il n’y a ni combat ni ennemi.
D.B. Pourriez-vous nous donner un aperçu des techniques que vous
pratiquez ?
Tiki : l'Aïkido est un Ko-Budo, c’est-à-dire un art martial traditionnel
japonais, actualisé pour être pratiqué comme il l’est de nos jours.
Contrairement au Judo, au Karaté ou au Kendo, l'Aïkido refuse toute
idée de compétitions ou d’applications sportives. C’est avant tout une
pratique de corps à corps, avec des immobilisations, des projections,
etc. L’étude des mouvements de corps pratiqués en Aïkido est issue
des techniques du maniement des armes, telles que le sabre (katana),
le bâton (jo ou yari), ou simplement un couteau (tanto). La discipline
du bâton (Jodo) est enseignée dans une école (ryu) datant du XVIIe
siècle. Le bâton a une taille et une circonférence déterminées pour
devenir efficace face aux armes classiques. Cette école, restée
traditionnelle, englobe dans son enseignement l’étude de diverses
armes telles que le sabre (katana), la canne (tanjo), la matraque
(jitte), la faucille munie d’une chaîne au bout de laquelle est fixée une
boule (kusarigama), l’art de ligoter un adversaire (hojo-jutsu), aussi
bien avec que sans armure.
Nous pratiquons également le Iaïdo, qui est à proprement parler l’art
de dégainer et couper avec un sabre (katana). Il s’agit également
d’une discipline classique qui ne saurait souffrir aucune application
sportive.
Il existe encore aujourd’hui au Japon de nombreuses écoles de Iaï qui
enseignent soit le Iaï-do qui est une approche spirituelle de cet art,
soit le Iaï-jutsu où la recherche vise l’efficacité technique et combative,
telle qu’elle existait par le passé. Il ne faut pas cependant commettre
l’erreur de croire que le Iaï-jutsu est une discipline moins spirituelle
que le Iaï-do. Les vertus guerrières imposent une moralité
irréprochable.
Ces trois disciplines, quoique différentes du point de vue technique, se
rejoignent dans leurs principes. Elles font partie de ce que nous
appelons le Ko-Budo, les disciplines martiales traditionnelles. C’est la
raison pour laquelle nous les travaillons parallèlement. Elles sont
pratiquées dans le même esprit.
D.B. Avez-vous une filiation particulière ?
Pascal : Après des années de pratique dans une discipline martiale, ou dans les
arts martiaux, on finit par être marqué par des personnalités dont
l’enseignement, qui est en soi une éducation autant physique que
spirituelle, permet une transformation du caractère et de notre mode
de comportement. Tous ceux qui ont mûri dans la pratique des
disciplines martiales ont connu un Maître qui les a marqués de son
empreinte. Le Maître peut revêtir la forme d’un simple professeur,
mais qui aura su transmettre.
J’ai été fortement marqué par deux… ou trois personnes et la façon
dont je me conduis actuellement est due en grande partie à l’influence
qu’ils ont exercée sur mon caractère.
Tiki : Nous avons la chance en Aïkido d’avoir en France un maître japonais,
Tamura Sensei, dont la compétence et la valeur sont reconnues dans
le monde entier. C’est un élève du Maître fondateur Morihei Ueshiba.
Je suis d’ailleurs venu en France pour travailler l'Aïkido sous sa
direction.
Dans ma pratique du Iaï, plusieurs personnes m’ont également
fortement influencé. Je voudrais cependant appliquer une définition à
ce que l’on entend par « maître ». C’est un individu qui grâce au
chemin déjà parcouru et par son expérience parvient à transmettre un
aspect, un détail, toujours par rapport à la totalité de l’activité ou de la
discipline qu’il transmet. (En japonais, Sensei ne veut pas dire
« maître », mais « celui qui vient avant ».) Il peut s’agir d’un geste,
d’un déplacement, d’une attitude, ne s’appliquant pas seulement pour
une technique, mais pour l’ensemble des techniques de la discipline.
Par là même, il rend ses élèves libres et indépendants. C’est un guide,
pas un mythe.
D.B. Considérez-vous les arts martiaux que vous enseignez comme
une technique psychosomatique, un sport, un art ?
Tiki : Peut-être faudrait-il avant tout définir ce qu’il convient d’entendre
lorsque l’on parle d’art martial, ou d’arts martiaux, terme trop
largement utilisé. Il faut en effet tenir compte de trois considérations
pour définir l’art martial :
1. il était toujours conçu pour la guerre ;
2. il était toujours en rapport direct avec les armes ;
3. il tenait compte des armures et des fortifications.
Ainsi, à nos yeux, le Judo, le Karaté, le full-contact, etc., ne sont pas
des arts martiaux, mais plutôt des disciplines martiales, en ce sens où
leurs techniques ne peuvent pas être appliquées sur un champ de
bataille. En fait, il n’y a jamais eu à proprement parler d’art martial à
mains nues, et surtout jamais d’art martial avec lequel on puisse faire
de la compétition sportive. L’art martial a techniquement des fins qui
ne s’accordent pas avec des jeux, même pris dans le sens noble du
terme.
Pascal : Au niveau de l’enseignement, nous portons de ce fait une lourde
responsabilité. En effet, on n’enseigne pas à des jeunes gens le
maniement d’une arme comme si c’était un jeu. Le sens de
l’enseignement est de pétrir, de malaxer, de forger le caractère des
gens qui s’y prêtent. Il est des notions simples, des notions de base
qu’il est nécessaire d’inculquer, et d’autres qui consistent à laisser faire
la nature.
Un jeune garçon, par exemple, qui aborde les « arts martiaux » aura
comme première motivation d’apprendre à se battre. En général, son
désir est d’obtenir une meilleure confiance en lui, non par un travail
sur lui-même mais par une domination sur les autres. Aussi, au début
de son entraînement, on lui fera faire des mouvements de base dans
son coin, sans trop le corriger. On va le reprendre s’il n’est pas à sa
place, s’il n’est pas propre, s’il arrive en retard, etc. C’est par là que
l’on va commencer son apprentissage. Après quelque temps, il doit
comprendre qu’après tout, il lui faut commencer par un contrôle de
soi-même avant d’aller plus loin. Il existe donc une sélection naturelle
dès le départ entre ceux qui possèdent un potentiel pour entamer un
travail sur eux-mêmes et ceux qui ne sont pas encore prêts. De là à
dire que ceux qui n’accrochent pas sont perdus est loin de notre
pensée. Ils iront peut-être essayer d’autres disciplines martiales et
acquérir quelques notions de combat, mais tant qu’ils ne percevront
pas la nécessité d’un combat contre soi-même, ils ne pourront pas
entamer un véritable travail.
D.B. Est-ce alors l’enseignement d’une technique ou d’une voie
spirituelle ?
Pascal : Elles vont de pair, car on demande à l’élève de travailler à la fois avec
son corps et avec son âme. Pour les armes, on lui demande de les
respecter, de se conformer à une certaine étiquette ou cérémonial,
d’exécuter des gestes éducatifs n’ayant aucune application combative.
Petit à petit, on le placera dans des situations combatives, non pas
dans un but technique, mais pour cultiver en lui l’attitude mentale de
celui qui a une arme entre les mains. Donc supprimer sa peur, sa
violence, son agressivité, lui faire exécuter les mouvements d’une
certaine manière avec l’attitude mentale nécessaire. Ce travail lui
prendra des années, et c’est lui qui le fera, à 99 %. Le professeur, ou
plus tard le maître, n’est là que pour le remettre dans le droit chemin,
et sera surtout pris comme exemple.
D.B. Dans la pratique des arts martiaux, une meilleure connaissance
de soi inclut-elle une compréhension et une acceptation de ses
peurs ?
Pascal : La peur est issue de l’ignorance. Ce n’est donc pas en la fuyant que
nous parviendrons à la comprendre. Il est en effet indispensable de la
comprendre pour qu’elle puisse disparaître. Tant de réactions de l’être
humain sont issues de la peur : la violence, le racisme, etc.
Tiki : D’ailleurs, à l’origine, les arts martiaux étaient pratiqués par des
guerriers professionnels. Leur travail était de combattre. Ainsi leur vie
était confrontée aux peurs et aux anxiétés issues de leur contact
constant avec la mort. Ils ont donc vite compris que ce n’est pas la
technique qui leur permettrait d’affronter la mort avec le plus
d’efficacité, mais qu’il fallait pénétrer et comprendre, de façon
spirituelle, l’essence même de la vie et de la mort.
Le travail qu’ils accomplissaient sur eux-mêmes leur permettait
d’aborder une situation mortelle comme on s’asseoit derrière un
bureau pour écrire.
On rejoint finalement une notion qui apparaît dans toutes les religions.
Cette notion est Do, la voie spirituelle, au travers de l’art martial. C’est
le paradoxe fondamental : voie spirituelle alors que techniquement on
apprend à tuer. C’est un koan. Il ne peut être résolu
intellectuellement, mais par un engagement total Corps, Ame et Esprit.
Pascal : Dans ce contexte, partant de sa peur de la mort, le guerrier supprimait
toutes ses autres peurs. Et puis, certains d’entre eux ayant fait le tour
de leurs dépendances et de leur manque, finissaient par vivre
frugalement. Habitué à rien, il n’avait besoin de rien. Arriver à ne plus
avoir besoin de la vie et de la Mort. Ils ont transcendé le phénomène,
sachant que vie et Mort forment un tout rejoignant le principe de
l’unité taoïste.
À cet instant de l’entretien, Pascal nous quitte pour prendre son avion
qui le ramène en Suisse, où il enseigne ? Nous poursuivons avec Tiki.
D.B. Actuellement dans votre pratique, il ne s’agit pas, comme dans
le japon d’autrefois, d’une question de vie ou de mort.
Comment insuffler alors au pratiquant l’esprit du Bushido ?
Tiki : Aujourd’hui, nous pratiquons dans un Dojo, qui signifie littéralement
« le lieu où l’on pratique la Voie ». Le dojo est un champ de bataille
sur lequel on peut revenir le lendemain.
Par ailleurs, il paraît difficile dans le contexte social moderne de
recréer la même ambiance de vie et de mort à l’intérieur d’une
structure de masse telle qu’une Fédération. Dans certains Dojo privés,
au Japon, constitués d’un maximum de trente élèves, le Maître
s’arrangera pour créer une situation où, face à lui, vous ne saurez à
aucun moment s’il va ou non porter un coup. Il recrée
intentionnellement et réellement par son attitude la peur que vous
éprouveriez face à la mort, le sentiment que vous pourriez mourir dans
votre entraînement. L’entraînement devient réalité et vous oblige à
aller au-delà de la technique. Il faut cependant déjà posséder plusieurs
années de pratique et une certaine volonté pour se soumettre à un tel
entraînement. C’est une expérience indispensable et déterminante.
Dans certaines écoles, les combats se déroulent avec de vraies armes,
et l’on peut y mourir.
Vous savez, lorsqu’un pratiquant de Iaï comprend la signification des
mouvements qu’il exécute, donc de l’horreur liée à l’arme qu’il manie,
sa prise de conscience est réelle. C’est à ce moment précis qu’il décide
de poursuivre et donc de transcender cette violence par des prises de
conscience successives, ou d’arrêter sa pratique.
D.B. Vous sentez-vous les dépositaires d’une tradition ?
Tiki : Il faut préciser qu’il s’agit de pratiques ouvertes – elles ne le sont pas
toutes -, donc abordables par tous. Elles sont exportables en Occident
et chacun peut y trouver son compte : bonne santé, self-défense,
compétition, détente, etc.
Dans ce sens, nous ne nous sentons pas dépositaires du patrimoine
militaire et stratégique à partir duquel s’est construit l’art martial dans
le Japon ancien.
Nous sommes plutôt des relais et notre responsabilité est de
transmettre au mieux de notre capacité les idées essentielles et
universelles qui sont exprimées dans nos disciplines. Et surtout de
transmettre le plus fidèlement les techniques qui nous ont été
transmises. En effet, du fait de notre antécédent martial, chaque geste
que nous exécutons dans le cadre de notre pratique a une raison
d’être, même lorsqu’il faut des années pour en percevoir le sens.
D.B. Y a-t-il eu, au cours du temps, une évolution de la peur ou bien
l’homme se posera-t-il toujours la question fondamentale de la
résolution de sa mort ?
Tiki : Rien n’a changé. Si autrefois on avait peur de mourir d’un coup de
sabre, aujourd’hui on a peur de mourir d’un coup de revolver. La peur
est la même dans son essence. L’évolution de l’homme, ou ce que l’on
est tenté de considérer comme telle n’est que technique, scientifique,
matérielle. Lui a très peu changé, dans ce sens où il est toujours le
seul à décider pour lui-même d’entreprendre le chemin de son
évolution. Ce n’est pas la résultante d’une transformation automatique
comme l’est par exemple la puberté. L’homme n’évolue pas
automatiquement de façon spirituelle. Cette évolution nécessite un réel
travail sur soi. Mais on peut, comme beaucoup, se contenter de
remplir le rôle que nous a assigné la nature. Aller au-delà, commencer
de répondre au problème de son existence, n’entre pas dans le schéma
de la nature. C’est l’homme seul qui se donne la capacité d’aller audelà.
Sans cette volonté, il n’y a pas de voie possible. Et ce n’est pas
par injustice puisque c’est une question de choix. (rires)
D.B. Pensez-vous que notre temps favorise la recherche spirituelle ?
Tiki : La situation du monde moderne offre des conditions intéressantes et
suffisantes. Nous sommes tous sous la menace d’un incident et/ou
d’un conflit nucléaire auquel il est difficile de se soustraire. En ce sens,
tout le monde est face à l’éventualité soudaine et imprévue de sa
propre mort, tout comme le samuraï ou le chevalier de notre histoire
lorsqu’il se mettait en quête du sens de son existence.
Les conditions actuelles permettent donc ce travail sur nous-mêmes.
D.B. Les arts martiaux amènent-ils tous à une meilleure
connaissance de soi ?
Tiki : Si un pratiquant savait clairement dès le départ les efforts qu’il lui faut
fournir pour obtenir si peu, il n’entreprendrait jamais ce travail.
Heureusement, il ne peut le savoir. Face à nos problèmes personnels :
phobies, angoisses, peurs, etc., il est vraiment nécessaire de refondre
tout notre être. La pratique martiale, telle que nous l’avons explicitée
tout au long de cet entretien, permet une transformation entière de
l’individu. Il n’est plus la même personne que celle qui a commencé.
Cela s’acquiert au prix d’efforts considérables.
D.B. Quelles sont les étapes de ce chemin ?
Tiki : C’est la continuité de la pratique qui crée les étapes. En japonais, on
dit JU NAN CHIN, c’est-à-dire pratiquer en gardant un esprit
d’ouverture et une souplesse d’adaptation en toutes circonstances. Si
la pratique est animée par cet esprit et qu’elle dure suffisamment
longtemps, on restera vigilant pour en percevoir les nuances et les
multiples aspects. Sept pas en arrière pour huit pas en avant, telle
pourrait être exprimée la progression d’un élève sur la voie du BUDO.
Cependant, les conditions nécessaires à la naissance d’une spiritualité
sont tout aussi délicates et hasardeuses que celles requises pour la
naissance d’un enfant… peut-être même plus délicates. Car il est
hasardeux de dire à l’élève : pratiquez, pratiquez, ça viendra ! Il n’y a
pas de garantie. Il s’agit plus d’une combinaison de circonstances qui
vous pousse dans cette direction. Souvent, on reste bon technicien.
Pour la plupart des gens, une quête spirituelle, la remise en question
de leur existence par rapport à la mort et à la vie, ne présentent pas
d’intérêt pratique et immédiat dans leur vie quotidienne et sociale.
Jusqu’au jour où la motivation devient prépondérante, vitale. Le
terrain est alors prêt. La première condition est que la personne le
désire véritablement de tout son Etre, non pas simplement par
curiosité, mais par une réelle insatisfaction qui lui permet de ressentir
la futilité de sa vie. Quand ce manque, ce vide, est ressenti, la
personne n’aura de cesse d’entrer en contact avec une réponse. Mais lnon
plus, il n’y a pas de garantie. La quête peut très bien avorter si les
conditions sont mauvaises. C’est le problème des personnes qui sont
entre les mains de faux maîtres. Mais même une telle expérience peut
se révéler positive si elle donne naissance au discernement.
D.B. Certaines personnes, souvent par souci d’authenticité, couplent
leur pratique corporelle avec une autre technique, voire
thérapie. Qu’en pensez-vous ?
Tiki : Ce n’est pas vraiment nécessaire, bien que la voie empruntée par bon
nombre de gens aille souvent dans pas mal de sens différents. À partir
du moment où ce que l’on fait est un véritable travail sur soi, la
diversité, dans le sens d’un dispersement, ne paraît pas souhaitable,
car c’est souvent par fuite que l’on veut toucher à de multiples
domaines. Cela se justifie encore moins lorsque l’enseignement reçu
est valable. C’est souvent par une sorte de matérialisme spirituelle
qu’une personne exige pour elle-même un traitement de faveur en
raison de ceci ou de cela.
De toute façon : « Toutes les pierres qui tombent à la rivière arrivent à
l’estuaire rondes et polies. ». Proverbe chinois. (rires)